Divagations

Ce soir, Vienne est sous la pluie ... Il n'y a pas d'opéra ni de soirée entre amis, musiciens pour la plupart, et mon aimé n'est pas à mes côtés.
Seule dans cet appartement, pourtant refuge agréable, sa présence me manque. Ah, si mon père me voyait, si mon père savait, Dieu qu'il serait mécontent et déçu. Il me renierait certainement ! Sa petite fille ayant une liaison illégitime avec un homme qu'elle n'épousera jamais, cette vérité le tuerait ! Il serait injuste de lui faire subir cela alors qu'il s'est sacrifié pour me permettre de suivre les cours de Salieri et réaliser un rêve.
Le rêve est devenu réalité, l'opéra me tend les bras et je m'y jette pour ne vivre que de musique !
Et quand les bras de l'opéra se mêlent à ceux de l'amour, l'harmonie est parfaite !
Si j'avais un voeu à formuler, ce serait que ce rêve dure et perdure jusqu'à mon dernier souffle.

Cher journal, je ne suis pas très prolixe ce soir mais la journée n'a pas été des plus trépidantes et si je poursuis mes pensées, elles pourraient bien se plaindre de l'absence d'une personne ...
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ...

AAh, il me tarde d'être à demain, pour la leçon de chant !

Ah quelles journées !
J'aimerais qu'elles se reproduisent tout le temps. Enfin, peut-être pas car l'habitude pourrait enlever leur saveur particulière. Il ne faut point trop abuser du bonheur quand il nous fait l'honneur de nous gâter !
Ma coquetterie m'a une fois de plus perdue mais les robes en valaient la peine surtout qu'un sourire du Maestro a juste suffi à démontrer qu'elles étaient à son goût ! Certes, je puis m'habiller tel que je le souhaite. Or, il ne suffit pas de trouver un joli reflet dans le miroir encore faut-il qu'il plaise à ce quelqu'un de particulier.
Après ces quelques futilités, nous avons commencé les répétitions des compositions pour le voyage en Italie ! Mon accent allemand fausse toujours l'accent italien sans enlever la musicalité. Et surprise, ma voix change encore, le timbre s'affine et les aigus s'envolent ! Les heures ont défilé à une vitesse folle et comme d'habitude, nous avons fini par une collation. L'opéra et le voyage furent au centre de la discussion ! Dieu que je suis impatiente de découvrir le pays d'Anton !! Il me compte dans les détails ses beautés et tente de m'en apprendre la langue. Il reste beaucoup de progrès à faire mais cela a au moins le mérite de nous faire rire.

Il me tarde de le retrouver à nouveau.

Encore les mêmes questions. Qui suis-je dans ce monde ? Mon esprit hésite et part à la recherche de l’identité de la femme mi-lune mi-homme. On me dessine, on me façonne, je vous fascine, ça vous étonne. A la scène, à la ville, deux visages pour une même personne. Bim bam bim boum mon cœur susurre.

Vivante grâce à la musique, je ne suis qu’un songe, un demi-mensonge à la merci de vos fantasmes où je ne trouve pas ma place. Bim bam bim boum Tout mon être se fissure.

Parée de couleurs et de notes, la poupée chantante dissimule ses failles. Mais quand le rideau tombe, elle retourne avec ses ombres. Sous mon masque de fer, des larmes lacèrent mes anciennes blessures. Bim bam bim boum mon cœur susurre.

Tout mon être se fissure
Mon cœur susurre
Mon âme murmure
Sous mon armure
Je me fissure

… … …

Bim bam bim boum
Mon sœur susurre
.

Petit journal,

Je te sollicite beaucoup ces temps-ci. Mes peurs, mes questions me poursuivent jusque dans mon sommeil. Or, je n'ai aucune raison de me faire du souci. Je suis une des soprano les plus demandées de l'opéra, mon coeur bat (pour lui) et ma situation est plutôt confortable ...
Et si un jour tout s'arrête ? Question stupide puisqu'un jour tout cessera forcément pour revenir poussière. Pourrai-je chanter jusqu'à mon dernier souffle ? Il y a quelques temps, mon médecin m'a mise en garde. A force de surmener mon corps et ma voix par trop de répétitions et de représentations, il m'a averti que tous deux pourraient m'abandonner et ce, sans prévenir. Quelle malédiction ce serait, moi qui ne vis que par la musique. Que Dieu fasse que je meure en scène ou non loin malgré l'immoralité de ma vie ...

Ma plume soupire,
Je suis bien fatiguée ce soir,
Morphée m'appelle.

(Pour une certaine lectrice ^^)

Ah vous dirais-je maman, ce qui cause mon tourment …

Tourment, oui et non, cher journal.

Je suis heureuse, la musique me porte. Tout n’est que musique ces temps-ci et je progresse toujours. A force de travail et de passion, nos efforts nous mènent à un meilleur résultat. J’ai encore beaucoup de chemin à parcourir mais je pense ne pas avoir à rougir de celui déjà parcouru. Seigneur, garde-moi de toute prétention et suffisance ! Tout peut être si vite perdu, ma place n’est ni un dû ni un privilège et les prétendantes nombreuses … Tiens, par exemple, La Ferrarese, jolie jeune femme, douée et extrêmement sûre d’elle. Je pense m’être faite une ennemie…

Et le maestro, le maestro … Lui qui n’aime pas les surprises a aimé celle de mon présent. Il me donne tant, m’apporte tant. Il est celui que je voulais et dont je suivrai la trace. Il est la force, il est le calme, il est celui que j'attendais. Il est celui que je voulais comme venu d’un long voyage, protecteur et amant cause de mes tourments.
La froideur de Mademoiselle Mozart m’a surprise. Pourquoi me fuit-elle ? Cherchait-elle réellement à en apprendre davantage sur Anton, notre relation ? A-t-elle percé notre secret ? Et porte-t-elle une inclination quelconque envers le Maestro ? Il s’est passé quelque chose à Vienne, quelque chose qu’ils taisent. Anton a bien le droit d’avoir ses secrets, après tout, nous ne nous devons rien l’un à l’autre mais son silence, sa fuite, ses diversions … Il me fait mal au cœur. Jalouse, je le suis et sereine je devrais l’être. Je faillis à mes propres promesses, n’être qu’amour et paix, sans négliger ce petit piquant qui doit nous plaire. Qu’il m’est difficile de le partager … Sa femme est une personne spéciale, elle sera toujours au plus profond de son cœur, dans un écrin bien protégé mais une autre maîtresse … Cette idée est peut-être plus insupportable que celle de le savoir marié. Mes soupirs et complaintes pourraient durer toute la nuit cher journal. J’en reviens toujours à lui …

Il est l'amour, il est la trace. Il est celui que je suivrai,
Que je suivrai.

Encore une soirée à soupirer sur tes pages ...

Par souci de discrétion, qui sait qui pourrait te lire cher journal, je ne laisse pas trop d'indices sur les bonheurs qui m'arrivent. Les instants musicaux ne sont un secret pour personne bien que le théâtre italien soit dissous. L'auditoire semble plus sensible à mes progrès et l'allemand sied bien mieux à ma prononciation - comment pourrait-il en être autrement ? Les instants volés, eux, soupçonnés mais non démasqués, se déroulent en coulisses, dans une loge, au détour d'un clavecin ou dans l'intimité d'un intérieur à soi.

Mais la parole populaire dit que lorsque le bonheur toque à votre porte, c'est que le malheur ne vous a pas encore trouvé et qu'il sera le prochain sur le palier. Or, ceci est profondément injuste. A peine avons-nous le temps d'en profiter que le ciel s'assombrit. Oui, le maestro part en tournée en Italie et je demeure à Vienne.

Il n'y a rien de plus à ajouter ...

Adieu mon cher.

Cher journal,

Le maestro ayant réduit nos heures de travail, je chante avec d'autres personnes et la leçon que je viens de suivre avec un autre compositeur de la Cour me laisse songeuse.
L'Art et le chant ne supportent pas la demi-mesure au point de parfois viser la démesure. Une prima donna n'est pas seulement une chanteuse. Beaucoup de jeunes filles espèrent obtenir renommée et fortune grâce à la musique mais bien peu d'entre nous y parvenons. Que faut-il à une prima donna ? Sa voix biensûr, un timbre agréable à l'écoute alliant puissance et finesse, une virtuose. Or, cela ne saurait suffire. Il lui faut l'intensité, la passion, l'aisance, la prestance. Elle doit être charismatique !
Le jour où le public restera ébahi à une de mes entrées en scène, cela signifiera que je peux prétendre à atteindre le rang de "prima donna". Long est le chemin et unique est celui qui me guidera ... sur ses pas ...

L'histoire est un éternel retour.

A tantôt mon ami

Partir ou rester ? Rester ou partir ?

Vienne n'a plus la même résonance sans sa musique ... ni cette note légère qui nous appartient ... Dois-je le suivre, rester et attendre ?

L'annonce officielle de son départ ne devrait plus tarder ... Et c'est mon coeur qui s'en ira ...

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Vienne, me revoilà !

Chante à tue-tête !

Cher journal,

Il est des jours où l’on aimerait ne plus avoir de nouvelles, ne pas entendre le plus triste, le plus angoissant. Il est des choses injustes, des événements douloureux qui nous laissent imaginer le pire. Ils ont aussi l’art et la manière de nous laisser démuni et abattu.

Ce père dont je n’avais que peu de nouvelles revient. Mais il revient malade. Les médecins ne savent pas s’il guérira. Et s’il ne guérissait pas ? Que faire ?

Non, non, cela n’est pas possible …

Il faut que j’aille à son chevet et le soutienne. Et si le pire devait advenir, j’aurais au moins partagé ses derniers moments.

Vite, une voiture …

Bonjour compagnon de mes divagations et songes,

Quand le père se soigne, c'est l'amant qui vous quitte. Non pas qu'il soit malade, il s'en est allé composer ailleurs. Triste vie de solitude où la musique résonne moins qu'avant.
Le théâtre allemand n'est pas aussi vivace que nous le souhaiterions tous. Me voilà forcée au congé. Pff et cet idiot de Rosenberg qui remue le couteau dans la plaie ...
Et si le temps du départ était advenu ? Les musiciens voyagent pour se nourrir de toutes les influences. L'Allemagne et l'Autriche sont bien semblables. Partir ou rester ? ... La solution est trouvée : partir ... pour mieux revenir ?

Liz, nous partons à Paris !

Oui, nous partons et il l'ignore ... Nous perdons nos traces ...

Une pierre se serait-elle immiscée à la place de mon cœur ?
Je l’ignore mais il est bien lourd à présent.
J’ai la sensation de n’être à ma place nulle part,
D’être une ombre glissant sur les regards,
D’être invisible parmi une foule de gens vivants.

Je ne suis rien qu’une ombre, l’ombre de moi-même,
Qui traîne sa peine et la dissimule sous des sourires,
Pour réserver aux tristes coulisses ses soupires.

Où sont le soleil et la légèreté qui viendront réchauffer cette maudite pierre ?

Thérapie pour le cœur …

Cher journal,
Puisque je ne puis écrire au Maestro, c’est dans tes précieuses pages que j’y dépose ces mots …

Mon cher Anton,

Je ne sais par où commencer tant j’ai de choses à vous dire et si peu à la fois …

Vous me manquez, oui, je n’ai pas peur de vous l’écrire ni de me l’avouer, vous me manquez à un point que tout semble plus fade ici à Vienne. Même la musique n’a plus cette sonorité et ce précieux que vous lui apportiez. Je ne suis pas objective ? Non, peut-être pas en effet mais cela est-il si important ?
Je pourrais vous écrire des lignes sur les lamentations et les soupirs d’une demoiselle sans son amant. Cependant, cette lecture vous ennuierait bien et je ne serais qu’une pauvre âme chétive et larmoyante, rien de bien heureux n’est-ce pas ?

Quoi vous dire sur mon quotidien ? Mon père s’est remis de sa mauvaise maladie et je viens d’achever une série de récitals pour Righini. L’opéra est quelque peu silencieux et a priori ma voix n’y résonnera pas avant quelques temps, le nouveau compositeur ne souhaite pas m’associer à son projet. Soit, la musique se joue ailleurs qu’à Vienne … Vous connaissez Liz, mon amie du ballet national. Nous avons le projet fou de partir à Paris et à ce jour, je puis vous dire que ce n’est plus qu’un projet. Nous partons demain. Je crois que ce changement est le bienvenu … Comme j’aimerais vous retrouver sur ma route …

Et vous, comment vous portez-vous ? Êtes-vous bien installé sur vos terres natales ? Vos projets de composition avancent-ils ainsi que vous le souhaitez ? Je ne doute pas que vous fassiez grande impression, Herr Kapellmeister.

Prenez grand soin de vous,
A vous revoir,

Tendrement,

K.

...

14 février 1778

La nuit a enveloppé Vienne de son manteau scintillant. Les uns se fondent dans les bras de Morphée, les autres dans les bras de leur amour. L'Amour, ce sentiment si doux au coeur fondant comme neige au soleil. Aujourd'hui est la fête des amoureux, chacun goûte au plaisir d'une soirée particulière, à la joie d'un tendre moment avec son aimé. Où est le mien ? Où est le prince charmant des contes de fée de mon enfance ? Si j'avais été plus raisonnable, peut-être serais-je déjà mariée ? Je serais la femme de quelqu'un, la mère d'un adorable enfant. Voici la vie parfaite d'une épouse dévouée qui ne serait sans doute pas Prrrima Donna !
Mais dans quelles sombres pensées mon esprit s'égare-t-il ? La fatigue emporte mon bon sens. La vie que j'ai choisi de mener porte son lot de bonheur, de chance et d'amour. Certes, je n'ai pas choisi la voie la plus simple ni une vie ordinaire. Je préfère avoir vécu intensément cet amour que de n'avoir jamais connu tel sentiment. Si seulement je pouvais le retrouver, si seulement je pouvais lui manquer …

26 février 1778

Chut … il semblerait qu'il arrive … Oh chère plume, le voilà qui revient. Quelle joie !

2 mars 1778

Enfin !!!!! Après tant de semaines à soupirer, à espérer de le croiser dans les rues ou à le trouver sur le pas de ma porte par hasard, cet espoir pourrait être récompensé. Il est là, il est revenu, plus fort que jamais je l'espère. L'Opéra retrouve enfin son maestro, la cantatrice vibrera à nouveau au son de sa musique et la maîtresse … Et nos leçons de chant ! Oh comme j'ai hâte de le croiser à nouveau, de plonger dans ses yeux sombres, de sentir sa protection et son ombre autour de moi. Il ne fallait que lui pour me redonner le sourire. Lui, Il, le seul !
Je ne devrais pas m'en réjouir, pauvre Thérésia, je devrais avoir honte. Mais qui suis-je pour résister à cet élan du cœur ? Le bougre, il m'aura laissé dans le silence, peut-être l'oubli. Quoiqu'il en soit, il n'aura pas de baiser de bienvenue, le cruel. La tendresse se fera désirer par fierté … à moins de ne pas le revoir … Qu'est-ce qui m'attend, nous attend ?
Nous ne tarderons pas à avoir des réponses cher journal ...