Vocalises et chiffons ! [Libre]

-Non, non, non c'est affreux !!!! pouvait entendre qui passait dans les coulisses.

*Katharina ne faisait pas son caprice de diva, non, elle essayait simplement une robe trop grande pour elle. La costumière se confondait en excuses et en prétextes plus grotesques les uns que les autres sans pouvoir lui dire où était passée sa robe. La veille, elle essayait encore cette jolie tenue d'époque, légèrement fantaisiste, avec son tissu soyeux et brillant, d'un blanc immaculé, agrémenté de rubans bleus et de quelques dentelles perlées. En plus de lui affiner la taille - grâce au corset mais taisons ce détail indiscret ! -elle mettait en valeur son décolleté et sa gorge, laissant ainsi l'occasion à la coloratura de montrer l'habileté et la technicité avec laquelle elle volait de notes en notes, sautant les portées ainsi qu'elle marchait ! Soyons honnêtes, un joli décolleté pouvait aider dans l'affaire, La Storace et La Coltellini, bénéficiant de nombreux éloges sur leur physique. Quoiqu'il en soit, le son devait fuser, naturellement, sans effort apparent, se fondre à l'orchestre et aller chercher chaque spectateur au fond de son siège, qu'il soit au premier rang ou au dernier. La salle devait vibrer au son de ses cordes vocales et de ses déclamations chantées, elle voulait les transpercer par sa voix et les toucher par ces, modestes, talents de comédienne. La Cavalieri, Prima Donna ! Oui, elle souhaitait atteindre ce titre tant revendiqué mais si peu décerné.*

-Qu'avez-vous fait ? Et que vais-je faire ? Je ne peux décemment porter la robe d'une autre lors de la première ! Allez trouver une solution !! tonna-t-elle.

*La jeune costumière s'enfuya dans son atelier à la recherche d'une solution, vraisemblablement confuse du faux pas. Katharina s'emportait, tempêtait et cela en vain. La robe avait disparu, le temps jouait contre tous les artistes. Il n'y avait là rien d'anormal. Le retard dans l'art était une maladie très contagieuse, aussi fréquente que les fièvres d'hiver ou les rhumes des foins au printemps. Un opéra accusait toujours un retard certain, les imprévus de dernière minute se multipliaient et la pression augmentait de concert. Les artistes, qui portaient l'oeuvre du Maestro sur leurs épaules, devaient être irréprochables. Le Maestro tremblait de crainte et d'excitation, espérant que son oeuvre emporta du succès auprès du public et de l'empereur. Les petites mains ouvrières dans l'ombre ... du maître ... oeuvraient imperceptiblement, pour qui ne s'intéressaient à elle, afin de donner vie à tous ces trésors d'imagination. Soit, la robe était perdue et il faudrait en trouver une autre très rapidement. La solution viendrait, plus tard probablement.*

*Comme "tout vient à point à qui sait attendre", il fallait simplement que Katharina préserve sa voix et se concentre sur sa partition. Silencieuse en dehors des répétitions et des séances de travail afin de reposer son don, elle ne devait émettre un son que lorsqu'elle chantait. Toujours vêtue de sa toilette de substitution et à présent seule, elle ferma les yeux un instant. "Le vase est ce qui donne la forme au vide et la musique au silence ..." Le silence s'installait, sa respiration ralentissait et ses pensées se libéraient. Un sourire arqua ses lèvres et sans plus attendre, elle se lança dans un récital de vocalises.
Malgré cet incident vestimentaire, les répétitions ne tarderaient pas à recommencer, il fallait qu'elle soit prête ! Loin du tumulte des coulisses et de l'opéra, elle s'enferma dans sa bulle de musique, enchaînant les exercices techniques face au miroir ... jusqu'à ce que l'on toque à la porte de sa loge :

-EntreeEEeZZ ! lança-t-elle au milieu de ses vocalises.

*Le visiteur fut accueilli par une mine quelque peu surprise et un brin agacée par cette interruption. Un sourcil relevé, son sourire empêché par une moue pincée, elle fixait de ses yeux bleus, cinglants en cet instant, la personne qui se présentait à elle. La journée ne serait pas sans repos, ni sans surprise. Que pouvait-on lui vouloir ?
La question serait plus complète si on se demandait ce que son interlocuteur pourrait éviter de dire qui ne raviverait pas la colère demi-sourde de la cantatrice ...*

*Katharina allait s’adoucir en voyant le doux visage de la jeune femme qui se présentait devant elle. Elle ne la connaissait pas bien que son visage lui sembla familier … Il est vrai que la demoiselle se montrait dans le monde, entrait à la Cour et divertissait la Cour. A en croire son allure, la jeune femme, fraîchement entrée dans sa loge, était assez distinguée et soignée. Elle l’observa attentivement avant de rester médusée, la bouche entrouverte en premier, les yeux écarquillés et le teint soudainement empourpré. Elle battit des cils avant de laisser échapper … ce qui ressembla presque à un cri d’horreur, d’un aigu très cristallin – de quoi alerter tout l’opéra - :

-Ah, Ma robe !!!

*Sans apporter plus de considération à Gabrielle ni se présenter, elle se rua – n’ayons point peur des mots – sur elle et en fit le tour. Du ruban à la taille jusqu’à la superposition des volants du décolleté, en passant par la soie du jupon et le dessin du corsage, tout coïncidait. Oui, la jeune femme arborait la robe qu’elle avait commandée pour son rôle, la robe perdue, la robe de la discorde … maintenant retrouvée ET sur une autre. Scandale ! Affront ! La Cavalieri, au teint rougi par le mécontentement allait exiger des explications. Sur un ton courroucé, elle la questionna :

-Mademoiselle, vous portez MA robe ! en pointant d’un doigt un brin accusateur le bout de chiffon à l’origine de tous les maux de la terre ce jour-là.

*Elle se recula légèrement afin de ne pas l’effrayer davantage, les mains sur les hanches, regardant la jeune femme droit dans les yeux, la nuque bien droite.*

-Vous portez la robe que j’ai commandé pour la première … et que cette idiote de couturière m’annonçait égarée ! Comment l’avez-vous eu en votre possession ? J’exige des explications !!

*Voyant que son interlocutrice hésitait un peu, elle baissa d’un ton et entreprit d’être polie, politesse qui lui faisait défaut depuis le début. Cette action rassura certainement l’âme qui passait dans le couloir car celle-ci s’éloigna en constatant une accalmie dans la pièce. La Cavalieri, coléreuse ? Oui et non, elle ne criait que très peu sauf en cas de circonstance exceptionnelle ou de force majeure. Nous y étions en plein !*

-Veuillez m’excuser, je vous ai sans doute apeurée. Je suis Katharina Cavalieri, prima donna du Théâtre national allemand. Et vous-même ?

*Malgré sa voix mielleuse et son air faussement apaisé, l’orage tonnait en son for intérieur et elle attendait avec impatience la présentation ainsi que les explications de la voleuse de robe !*